La Chirurgie Orthognathique I: Diagnostic d’une Dysmorphie Maxillo-Mandibulaire (DMM)
Le diagnostic d’une Dysmorphie Maxillo-Mandibulaire repose sur un faisceau d’arguments cliniques et paracliniques. Ses retentissements sont d’ordre fonctionnel et esthétique. La prise en charge des DDM se conçoit donc dans un cadre multidisciplinaire au sein duquel le chirurgien dentiste omnipraticien a toute sa place. Il intervient tout particulièrement au stade du diagnostic de la pathologie, au cours du protocole thérapeutique dans des domaines spécialisés (orthodontie, parodontologie), et en phase de réhabilitation prothétique finale.
Pr. Pierre BOULETREAU, CHU Lyon-Sud, Lyon
I – Introduction
La chirurgie orthognathique est ce domaine spécialisé de la chirurgie maxillofaciale qui concerne la prise en charge thérapeutique des dysmorphoses dento-maxillaires. Etymologiquement, l’objectif de cette chirurgie est de remettre « droites » (ORTHO) les mâchoires (GNATHOS). La prise en charge des patients relevant d’une chirurgie orthognathique est par essence multidisciplinaire. Le dentiste omnipraticien est fréquemment à l’origine du diagnostic de la dysmorphose, ou tout au moins du trouble occlusal chez son patient. Il l’adresse alors à son confrère orthodontiste, qui dans certains cas pourra faire appel à un confrère chirurgien maxillofacial s’il apparaît qu’une anomalie manifeste de croissance maxillaire et ou mandibulaire interdit la réalisation d’un traitement orthodontique isolé. Et il n’est pas rare que le patient revienne finalement auprès d’un chirurgien dentiste dans le cadre d’une réhabilitation prothétique souvent implanto-portée lorsqu’un équilibre occlusal et squelettique a été rétabli. Au cours de son périple thérapeutique, le patient aura également pu bénéficier de la compétence de chirurgiens ORL ou plasticiens, de parodontologues, de psychologues, de kinésithérapeutes…[1] La qualité des résultats dans le domaine de la chirurgie orthognathique tient tout autant au juste diagnostic de la dysmorphose présentée par le patient que dans la parfaite collaboration des différents praticiens impliqués. L’objectif thérapeutique final est de répondre aux attentes du patient en lui apportant le meilleur résultat esthétique et fonctionnel possible. Cela requiert de la part du couple orthodontiste-chirurgien maxillofacial une exigence particulière dans le domaine occlusal et un certain sens artistique de l’esthétique faciale prenant en compte les demandes du patient.
II – Etiologies et Diagnostic d’une Dysmorphose Dento-Maxillaire (DDM)
Une Dysmorphose Dento-Maxillaire (DDM) peut être simplement définie comme une anomalie de croissance relative du maxillaire et/ou de la mandibule à l’origine d’un trouble occlusal et d’une dysharmonie esthétique faciale. Diverses étiologies peuvent être à l’origine d’une DDM. Dans la grande majorité des cas, il s’agit de dysmorphoses dites constitutionnelles car relevant de l’intrication de déterminismes génétiques et fonctionnels. Il est en effet établi que diverses dysfonctions respiratoires (respiration buccale prédominante), linguales (langue en position basse et antérieure), et de déglutition (persistance d’une déglutition primaire), souvent liées entre elles, peuvent engendrer et/ou pérenniser une DDM. Plus rarement, une DDM peut être acquise en cas de pathologie traumatique (fracture du condyle mandibulaire), infectieuse (otites à répétition) ou tumorale (syndrôme hypercondylien) atteignant un centre de croissance facial. Enfin, certaines DDM s’intègrent dans de grands syndrômes malformatifs crâniofaciaux (Syndrôme de Pierre Robin, Syndrômes crâniosynostotiques de Crouzon, Apert…). De même les pathologies interférant avec l’éruption dentaire (Dysplasies ectodermiques de type Syndrôme de Hans Schuller Christian) s’accompagnent souvent de DDM. (Figure 1)
1) Anamnèse
L’entretien avec le patient est bien évidemment capital; il cherche à objectiver les divers retentissements esthétiques et fonctionnels de la DDM qui représentent autant de motifs de consultation différents. Au terme de cet entretien, le praticien devra avoir identifié quelles sont les véritables attentes du patient dans ces deux domaines, en l’informant honnêtement de ce l’on peut réalistement attendre en termes de résultats thérapeutiques. L’expérience du praticien est à ce stade fondamentale tant une certaine assurance de résultats peut être annoncée dans certains domaines (qualité de l’occlusion finale par exemple), alors qu’une grande prudence est de mise dans d’autres domaines (suppression d’une dysfonction articulaire, résultat esthétique). Si une doléance fonctionnelle est souvent mise en avant, la motivation profonde d’un patient qui souhaite s’engager dans un protocole orthodontico-chirurgical est cependant très souvent d’ordre esthétique.
2) Examen clinique exobuccal
L’examen clinique exobuccal concerne principalement l’analyse esthétique du visage dans ses rapports d’harmonie et d’équilibre tant statiques que dynamiques. En effet, comme précisé supra, les retentissements esthétiques de la DDM sont très souvent ce qui motive principalement un patient qui s’engage dans un protocole de chirurgie orthognathique. Toute anomalie de croissance sévère, en excès ou par défaut, de l’étage maxillaire et/ou mandibulaire s’accompagne de stigmates esthétiques faciaux parfois extrêmement disgracieux. Le sourire doit bien sûr être soigneusement apprécié. On peut schématiquement distinguer cinq grands « syndrômes dysharmoniques » d’un point de vue de l’esthétique faciale, qui peuvent être associés chez un même patient :
→ La Classe II squelettique : Le visage apparait exagérément convexe dans le plan sagittal. Liée dans l’immense majorité des cas à une rétromandibulie, la Classe II squelettique se traduit par une insuffisance de développement du tiers inférieur du visage dans le plan sagittal. La lèvre inférieure et le point menton cutané apparaissent situés trop en arrière par rapport aux reliefs du tiers moyen du visage (pommettes, nez, lèvre supérieure). De plus, le manque de soutien squelettique des tissus mous périmandibulaires occasionne un empâtement sous-mental (double menton) et une absence de définition de l’angle cervico-mentonnier. D’un point de vue morphopsychologique, si une légère Classe II squelettique est acceptable esthétiquement chez la femme, elle est par contre beaucoup plus mal tolérée chez l’homme, en étant inconsciemment associée à une personnalité faible et peu volontaire. (Figures 2a et 2b)
→ La Classe III squelettique : Le visage apparait plat voire concave dans le plan sagittal. Liée souvent à une rétromaxillie, et plus rarement à une promandibulie vraie, la majorité des Classes III squelettiques est en fait mixte. Les stigmates esthétiques d’une telle DDM dépendront donc de la part relative de la rétromaxillie et/ou de la promandibulie dans la constitution de la Classe III. La rétromaxillie se traduit esthétiquement par une insuffisance de développement du tiers moyen du visage dans le plan parasagittal avec une platitude des régions paranasales et sous-orbitaires et une rétrocheilie supérieure. Le défaut de soutien squelettique des tissus mous crée des sillons nasogéniens souvent très marqués. La promandibulie occasionne un positionnement trop antérieur de la lèvre inférieure et de la région symphysaire. D’un point de vue morphopsychologique, si une légère Classe III est acceptable esthétiquement chez l’homme (menton « volontaire »), elle est par contre mal tolérée si elle est plus sévère en étant inconsciemment associée à une personnalité intellectuellement déficiente. Chez la femme, la Classe III a tendance à viriliser le visage. (Figures 3a et 3b)
→ L’Excès Vertical Antérieur (Long face) : Le visage apparait allongé dans le sens vertical. Lié souvent à un excès de développement vertical du maxillaire (supramaxillie), et parfois à une hyperdivergence mandibulaire avec infraclusie antérieure, il peut arriver que l’étage symphysaire lui-même participe à l’Excès Vertical Antérieur (EVA). Les stigmates esthétiques de cet EVA dépendront donc de la ou des anomalies à l’origine de la dysmorphose. Ainsi, la supramaxillie se traduira par un excès de découvrement dento-gingival supérieur au repos et un sourire dit « gingival » parce qu’il découvre excessivement la gencive maxillaire. L’infraclusie antérieure empêche l’occlusion labiale de se faire naturellement et oblige à une crispation de la musculature labiale et mentonnière pour que se ferment les lèvres. (Figures 4a et 4b)
→ L’insuffisance Verticale Antérieure (Short Face) : Le visage apparait écrasé dans le sens vertical. Liée souvent à une insuffisance de développement de l’étage maxillaire dans le sens vertical (inframaxillie), il peut également d’agir d’une hypodivergence mandibulaire avec supraclusion. L’inframaxillie se manifeste par une absence de découvrement de la denture maxillaire au repos et un sourire dit « édenté » parce qu’il ne laisse apparaitre qu’une partie des incisives maxillaires sans liseré gingival. La supraclusion antérieure accentue le sillon labio-mentonnier et laisse s’écraser l’une sur l’autre les lèvres supérieure et inférieure. (Figures 5a,5b, et 5c)
→ L’asymétrie faciale : Elle résulte de la croissance asymétrique de l’étage squelettique maxillaire, mandibulaire, ou plus rarement symphysaire. Il peut s’y associer une bascule du plan occlusal dans le plan frontal avec perte de parallélisme entre les lignes bicanthales et bicommissurales. Très inesthétique, la majorité des asymétries faciales rencontrées ont pour étiologie un syndrome hypercondylien de type I ou II d’Obwegeser [2] . (Figures 6a et 6b)
3) Examen clinique endobuccal
L’examen endobuccal appréciera le degré d’hygiène dentaire, il notera la formule dentaire en recherchant d’éventuelles extractions ou agénésies dentaires, il évaluera les diverses Dysharmonies Dento-Dentaires et Dento-Maxillaires, ainsi que les rapports inter-arcades. La Classe dentaire d’Angle sera notée ainsi que les éventuelles anomalies de recouvrement dentaire (infraclusie, supraclusie). Il existe habituellement une concordance entre les Classes dentaires et squelettiques, mais ce n’est pas toujours le cas. On recherchera enfin une déviation des milieux inter-incisifs maxillaire et mandibulaire par rapport à la ligne médiane du visage.
4) Examen fonctionnel
Deux domaines doivent être évalués sur un plan fonctionnel. Il faut d’une part rechercher les éventuelles dysfonctions respiratoires, linguales, et de déglutition dont on sait qu’elles peuvent être à l’origine ou pérenniser une DDM. Ainsi, les obstructions nasales chroniques entrainant une respiration buccale prédominante ou exclusive, les modes de déglutition primaire induisant des interpositions linguales antérieures, ou des parafonctions persistantes (succion du pouce) seront dépistées. Il ne faut d’ailleurs pas hésiter à demander un bilan spécialisé orthophonique ou ORL chez certains patients, qui peut conduire à la mise en place d’une rééducation de la déglutition ou à d’éventuels gestes chirurgicaux nasopharyngés (septoplastie, adénoïdectomie…).
Il faut d’autre part apprécier les divers retentissements fonctionnels de la DDM présentée, et qui sont souvent un motif de consultation de la part du patient. Parmi ceux-ci, les troubles masticatoires sont bien évidemment au premier plan compte tenu des altérations de l’occlusion. Cette première étape de la digestion perturbée peut engendrer des troubles des conduites alimentaires ainsi que diverses gastralgies. Les dysfonctions articulaires mandibulaires (DAM) sont un second motif fréquent de consultation. Les relations causales entre trouble de l’occlusion et DAM ne sont pas clairement établies mais il semble cependant qu’une occlusion en Classe I et relation centrique soit favorable au fonctionnement physiologique des ATM. Les patients peuvent présenter toute une palette de symptômes, des simples claquements itératifs à des douleurs péri-articulaires invalidantes accompagnées de limitation des mouvements manducateurs. La crainte du déchaussement dentaire est un autre motif de consultation possible, en particulier chez l’adulte. En dehors de toute maladie parodontale, les troubles occlusaux présents dans les DDM engendrent des contacts dentaires non physiologiques, soit par défaut (infraclusies) soit par excès (contacts prématurés). Si le parodonte supporte plus ou moins bien ces contraintes biomécaniques pathologiques dans un premier temps, les patients qui voient leurs dents commencer à bouger ou se déchausser après 30 ans s’inquiètent légitimement pour la pérennité de leur denture. Enfin, des relations encore insuffisamment étudiées existent très probablement entre occlusion, physiologie des ATM, posture et statique crânio-vertébrale. Un certain nombre de patients est ainsi adressé par des confrères kinésithérapeutes ou ostéopathes car ils présentent des cervicalgies récidivantes, des migraines ou une anomalie posturale mal étiquetée.
5) Examens paracliniques
Divers examens complémentaires viennent compléter et préciser le diagnostic d’une DDM au cours de son bilan. Des clichés radiographiques standardisés (orthopantomogramme, téléradiographies de face et de profil) sont réalisés aux étapes clés du protocole orthodontico-chirurgical (début de traitement, phase pré-opératoire, phase post-opératoire). Le scanner crâniofacial ne fait pas partie du bilan pré-opératoire standard, bien qu’il soit réalisé en routine par certaines équipes. Les moulages dentaires sont utiles en début de traitement pour planifier la phase de préparation orthodontique, en cours de traitement pour apprécier l’avancée de la préparation, et en fin de préparation orthodontique afin de savoir si le patient est prêt pour le temps chirurgical. Des moulages finaux permettront de confirmer la parfaite occlusion dentaire obtenue en fin de protocole orthodontico-chirurgical. D’autre part, des clichés photographiques du visage et de l’occlusion sous différentes incidences (face, profil, trois-quart), au repos et au sourire, doivent être réalisés aux étapes clés du protocole thérapeutique. Enfin, l’analyse céphalométrique structurale et architecturale, souvent informatisée actuellement, est un outil complémentaire permettant de préciser le type de dysmorphose squelettique présentée par le patient.
Au terme de cet examen clinique et paraclinique systématique, l’orthodontiste et le chirurgien maxillofacial disposent de tous les éléments pour construire de concert un plan de traitement orthodontico-chirurgical personnalisé dont l’objectif est de répondre de façon réaliste et efficace aux attentes du patient. (Schéma pwpt sur plan de traitement).